D'autres vies est un webdoc interactif de Geneviève Sicotte offrant un regard sur les ventes de garage à Montréal et leurs acteurs clés: les vendeurs et leurs objets. Une œuvre de témoignages intimes abordant une forme d'économie «parallèle» ou «informelle[fn]Il existe plusieurs terminologies pour ce type d’économie et les auteurs ne semblent pas s’entendre sur une en particulier. Ils parlent d'économie non officielle, parallèle, informelle, non structurée, domestique, alternative, etc. (St-Jacques Thériault, 2005: 13)[/fn]» qui gagne en popularité.Sur la page d’accueil du site, l’internaute se retrouve devant une courte description du propos du webdoc placée à côté d’une main tracée sur une carte géographique de la ville de Montréal. Sur cette forme sont superposées les six photographies des personnes interviewées. En passant le curseur sur ces visages, leurs prénoms apparaissent (Marie-Ève, Édith, Mario, Cindy, Shannon et Geneviève) avec un sous-titre évoquant le thème central de leur vidéo respective. L’internaute peut ensuite cliquer sur leur image pour avoir accès à l’interview.Le projet rappelle le documentaire de 2003 de Martin Guérin, Bric à brac, qui suivait six passionnés de la vente de garage répartis sur le territoire de l’Abitibi-Témiscamingue. Ici, toutefois, l'internaute est plongé au cœur de la ville de Montréal parmi ses habitants. À la rencontre de l’autreLa forme visuelle de chaque entretien est la même: vidéo occupant la majorité de l’écran jumelée à des textes qui approfondissent l’histoire personnelle de l'individu ou qui portent des réflexions sur l’économie, le rapport à l’objet ou le rapport vendeur-acheteur. Un album photo est également présent en diaporama en bas de la page, représentant les clichés de la vente de garage de chaque participant. L’internaute peut voir l’affiche de la vente de garage et les objets vendus. Dans le cas de l’interview de Geneviève Sicotte elle-même, qui se dit «observatrice participante», les photographies représentent une collection d’affiches de ventes de garage qu’elle a aperçues dans la ville et les personnes rencontrées lors de son projet.Chaque entretien, d’une brève durée de 2 à 3 minutes et demie, offre un rapport intime, en mode conversation, avec le participant ou la participante. Tous et toutes ont des motifs et une philosophie de la vente de garage distincts, mais ceux-ci demeurent contigus. Pourquoi faire une vente de garage? Pour lâcher prise avec nos objets, pour aider les gens du quartier, pour faire le vide, pour se départir de vieux souvenirs, etc. Quels sont nos rapports avec les objets? Le webdoc rappelle que les objets portent une empreinte du temps et de leurs propriétaires, qu’il faut parfois en faire le deuil et transmettre la magie qu’ils contiennent à notre prochain.Le nombre assez restreint justifie le sous-titre «Quelques ventes de garage à Montréal». Il ne s'agit donc pas d’offrir une étude exhaustive sur la panoplie des ventes de garage qui existe sur l’île, mais bien de s’approcher de quelques personnes, d’entendre leur histoire et de partager leurs particularités et leur diversité. Chaque participant a sa propre raison de faire sa vente de garage, a son moyen de fonctionner et a un rapport différent avec les objets qu’il vend. L’internaute prend davantage le temps d’écouter chacune de ces histoires, bien plus que s’il en figurait une douzaine ou plus. Un projet ethnologique?Les valeurs d’entraide et de collectivité sont des aspects inhérents à la vente de garage, en plus de favoriser le surpassement du pouvoir dominant de l’économie officielle. Ceux-ci semblent justement être les moteurs du projet de Sicotte. Sa documentation des ventes de garage, recueillie l'espace d'un été, s'est avérée une incursion dans ce monde de l’économie parallèle, ce qu’elle aborde brièvement dans son entretien. Le travail de Sicotte s’apparente au travail de terrain propre à l’ethnologie. Sa recherche se concrétise à l’aide d’une observation participante, de l’achat des objets en vente de garage lors de ses visites, d’une observation directe et d’une enquête orale. De plus, les textes qu’elle insère dans son webdoc portent un regard sociologique sur «ce rituel économique», comme elle l'écrit sur la page d’accueil.L’intérêt pour la vente de garage comme phénomène d’économie dite informelle a d’abord émergé du côté de chercheurs en administration ou en sciences économiques avant de s’étendre aux sciences sociales (St-Jacques Thériault, 2005: 12). L’origine de ce type de vente serait liée aux idées marxistes des années 1930 de «surplus de production». Avec la vente de garage, on se retrouve dorénavant devant un état de «reconsommation» ou de «recirculation» des biens (St-Jacques Thériault, 2005: 11).Les écrits traitant de la vente de garage sont peu nombreux, mais tout de même plus significatifs dans le domaine de l’anthropologie. Selon le mémoire de maîtrise de Geneviève St-Jacques Thériault portant sur les ventes de garage, particulièrement celles au Québec, l’apport de Gretchen Herrmann, anthropologue américaine au State University of New York (SUNY) et de son collègue Stephen Soiffer, anthropologue et sociologue au SUNY, est indéniable: leurs publications sur les ventes de garage américaines depuis les années 1980 figurent parmi les plus grands projets de recherche sur le sujet[fn]Voir à cet effet leurs articles «For Fun and Profit: An Analysis of the American Garage Sale» (1984) et «Visions of Power: Ideology and Practice in the American Garage Sale» (1987), et les articles récents de Herrmann «Negotiating Culture: Conflict and Consensus in US Garage-Sale Bargaining» (2003) et «Haggling Spoken Hère: Gender, Class, and Style in US Garage Sale Bargaining» (2004).[/fn]. L’art et l’économieLe milieu de l’art investit dans ces formes d’économie parallèle et d’étalages d’objets depuis son intérêt envers les mécanismes de la culture populaire et de la vie quotidienne. L’artiste américaine Martha Rosler, par exemple, traite de ces problématiques depuis les années 1970. Pour son œuvre Monumental Garage Sale, présentée en 1973 dans la galerie de l’Université de Californie à San Diego, Rosler mettait en scène une réelle vente de garage où le visiteur pouvait flâner à travers l’étalage des objets (vêtements, souliers, livres, jouets, etc.) et même acheter ce qui lui plaisait. En 2012, l’artiste fit une réexposition du projet au Museum of Modern Art à New York, qu’elle nomma Meta-Monumental Garage Sale. Dans le cadre de ses projets, Rosler «porte un regard critique sur le fétichisme de l’objet ainsi que sur l’institution artistique prise comme système comprenant producteurs, marchands, public et collectionneurs» (Daoust, 2013).Plus près de nous au Québec, Raphaëlle de Groot et Jacob Wren ont présenté une vente de garage/performance lors du Festival OFFTA 2014. Au Théâtre d’Aujourd’hui, l’artiste de Groot, invitée par Wren, a fait l’étalage de la plupart des biens dont elle voulait se départir avant son départ au Brésil. Non seulement le garage se déplace au théâtre, mais les transactions se brouillent en performance et les acheteurs en participants.Il est dorénavant difficile de déterminer si c’est l’art qui imite les codes économiques, ou si ce n’est pas le milieu marchand qui emprunte aux codes esthétiques. Comme Sicotte l’écrit elle-même dans l’un des textes figurant dans l’interview de Mario, intitulé Art populaire:Les étalages mêlent de façon spontanée et sauvage les codes esthétiques et économiques. On peut y entrer comme dans des installations performatives dont la disposition détermine une déambulation, une flânerie; ils sont aussi à contempler comme des natures mortes où les objets, en familles de formes, de fonctions, de couleurs, ébauchent des tableaux, créent des compositions. La culture populaire y imprime sa marque inventive.Le webdoc de Sicotte se place donc à la jonction de l’étude ethnologique ou sociologique, du propos sur une forme d’économie «parallèle» et de l’étalage esthétique de codes marchands.Le tournant technologique touchant de plus en plus le domaine économique, avec les achats en ligne par exemple, le milieu des ventes de garage monte lentement sur la vague à son tour. Le site Internet Vente de garage Montréal, présent sur la toile depuis 2011, permet aux chineurs et chineuses de publier et de consulter des annonces de ventes. Une carte Google Map interactive permet aussi de localiser les sites. La forme du webdoc s'arrime ainsi parfaitement à son sujet.